Coups de cœur
Pareil à l'eau
Le cœur est pareil à l'eau,
les passions flottent à sa surface,
gouttes d'eau dans l'eau.
La parole, comme les créatures,
est mélange de beau et de mauvais,
les gens, comme le temps,
sont de lumière et d'obscurité.
Le jour éclaire puis vient la nuit,
une étoile s'évanouit,
une autre apparaît.
Comme ont disparu nos ancêtres,
nous disparaîtrons,
seul le temps demeure,
tel que tu le vois.
Étrangers dans leur pays
sont ceux qui font le bien,
même leurs proches
les abandonnent,
s'en éloignent.
Si tu as scellé une amitié
aux jours de misère,
ne l'oublie pas
aux jours de prospérité
Al Maarri
J'appelle poésie cet envers du temps,
J'appelle poésie cet envers du temps, ces ténèbres aux yeux grands ouverts,
ce domaine passionnel où je me perds, ce soleil nocturne, ce chant maudit
aussi bien qui se meurt dans ma gorge où sonnent à la volée les cloches de provocation...
j'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire
de ce qu'ils disent que la proclamation de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens,
ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles,
les yeux aveuglés d'en avoir tant vu, les oreilles percées à force d'entendre,
les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des songes,
les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté
pareille à l'eau pure des sources perdues...
J'appelle poésie la peur qui prend ton corps tout entier à l'aube frémissante du jouir..
Louis Aragon
La gare
Il s'est formé depuis un siècle dans chaque ville ou bourg de quelque importance ( et beaucoup de villages, de proche en proche, se sont trouvés atteints par contagion),
Un quartier phlegmoneux, sorte de plexus ou de nodosité tubéreuse, de ganglion pulsatile, d'oignon lacrymogène et charbonneux.
Gonflé de rires et de larmes, sali de fumées.
Un quartier matineux, où l'on ne se couche pas, où l'on passe les nuits.
Un quartier quelque peu infernal où l'on salit son linge et mouille ses mouchoirs.
Où chacun ne se rend qu'en des occasions précises,
...
Un lieu d'efforts maladroits et malheureux, où rien ne s'accomplit sans grosses difficultés de démarrage, manœuvre et parcours,
...
,-- et jusqu'au bureau du chef de gare, cet irritable gamin :
C'est LA GARE, avec ses moustaches de chat.
Francis Ponge
La guerre
À George Sand (VI)
Porte ta vie ailleurs, ô toi qui fus ma vie ;
Verse ailleurs ce trésor que j'avais pour tout bien.
Va chercher d'autres lieux, toi qui fus ma patrie,
Va fleurir, ô soleil, ô ma belle chérie,
Fais riche un autre amour et souviens-toi du mien.
Laisse mon souvenir te suivre loin de France ;
Qu'il parte sur ton cœur, pauvre bouquet fané,
Lorsque tu l'as cueilli, j'ai connu l'Espérance,
Je croyais au bonheur, et toute ma souffrance
Est de l'avoir perdu sans te l'avoir donné.
Alfred de Musset
Elle ne pensait qu’à lui
Elle ne pensait qu’à lui dès qu’elle était libre de rêver.
Toute sa vie silencieuse revenait sur lui.
C’était la plus formidable rêverie amoureuse qu’elle eût jamais traversée.
Elle éprouvait jusqu’au besoin d’être seule et recueillie pour librement
se remémorer ses émois, leur rencontre, le dîner, la promenade,
et tout ce qui avait été dit ce soir-là. Elle se lovait dans ce panier de souvenirs,
en négligeant un peu tout ce qui ne se rapportait pas à cet amant imaginaire.
Parfois elle réalisait la folie d’une telle songerie.
D’autres vivaient-ils ainsi dans les chimères ?
Alice Ferney, La conversation amoureuse
Le Coeur circoncis
Il vient d’autres couleurs à la fin de l’été :
le ciel est bleu pâle, on voit les phlox mauves
et le gravier sombre lavé par la pluie.
Ce n’est pas le même pays qui se fane
c’est un ancien printemps. Il t’invite au départ
comme le Nord où tu as grandi sans bouger
en te confiant ses fleurs, ses arbres, ses prairies
pour l’été qui passe au loin chaque année
l’été mystérieux de la Terre promise.
Jean-Pierre Lemaire
Partita pour violon seul nº 2 — (BWV 1004)
Jean-Sébastien Bach, Partita pour violon seul nº 2 - Allemande
En faictes vous doubte
En faictes vous doubte
Que vostre ne soye ?
Se Dieu me doint joye
Au cueur, si suis toute.
Rien ne m'en deboute,
Pour chose que j'oye.
En faictes vous doubte
Que vostre ne soye ?
Dangier et sa route
S'en voisent leur voye,
Sans que plus les voye !
Tousjours il m'escoute.
En faictes vous doubte ?
Charles d'Orléans