Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête
Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent
insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d’innombrables
jeunes filles.
Sa respiration, peu à peu plus profonde, soulevait maintenant régulièrement s
a poitrine et, par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées
d’une manière différente par le même mouvement, comme ces barques,
ces chaînes d’amarre que fait osciller le mouvement du flot.
Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas
à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer
du sommeil profond, délibérément, je sautais sans bruit sur le lit,
je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras,
je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur ; puis, sur toutes les parties
de son corps, posais ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi,
comme les perles, par la respiration d’Albertine ;
moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier :
je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine.»
Marcel Proust, La prisonnière