Coups de cœur
Evolutions
Où sont-ils disparus, les Peuples innombrables,
Autrefois échappés des gouffres du néant.
Pareils aux légions dévorées par les sables
Que la vague dépose au bord de l’Océan ?
Un jour, ils sont venus en conquérants superbes,
Ils ont soumis le globe, ils ont régné sur lui ;
Puis un seul coup de faux qui tranchait le champ d’herbes
Les a plongés soudain dans l’éternelle nuit.
On a vu s’écrouler, leurs pouvoirs séculaires,
Babylone, Ninive, et Thèbes et Memphis ;
Ces cités n’ont laissé que débris éphémères,
Témoins inanimés, argile enseveli.
Dans ces lieux aujourd’hui, vastes déserts stériles,
S’étalaient les splendeurs d’un luxe raffiné.
Et le peuple joyeux qui remplissait les villes
A l’immortalité se croyait destiné.
Il n’a fallu qu’un jour et peut-être qu’une heure
Pour renverser leurs murs, leurs temples et leurs dieux,
Pour faire des palais somptueux la demeure
Des serpents du désert et des oiseaux des cieux.
D’autres ont succédé, rescapés des naufrages ;
D’autres ont recueilli leurs vestiges divers.
Ruines disséminées sur l’Océan des âges,
Épaves d’un vaisseau gisant au fond des mers.
Alors, Art et Science ont entr’ouvert leurs ailes
Comme un aigle superbe au vol capricieux ;
Ils se sont envolés dans des contrées nouvelles
Pour y refaire un nid sous l’éclat d’autres cieux.
Ce fut d’abord l’Asie où l’histoire du monde
Naît sous les verts bosquets de la terre d’Éden,
L’Asie, astre éclatant perçant la nuit profonde
Tel le soleil levant dans l’ombre du matin.
Avec elle l’Afrique et la fertile Égypte
Où le Nil apparaît comme un dieu bienfaisant,
Thèbes et sa nécropole énorme, sombre crypte
D’où les morts assemblés regardaient le présent.
Ils choisirent après, l’Europe, l’Italie,
Ce pays mollement bercé par les flots bleus,
Où, dans le vague écho d’une plainte affaiblie,
L’onde vient expirer sur le sable onduleux.
L’Italie, où semblable à quelque pierre fine
Enchâssée au milieu d’un écrin précieux,
Rome, que soutenait la volonté divine,
Des peuples étonnés éblouissait les yeux.
Elle-même à son tour fut prise et renversée ;
Elle a vu se ternir sa gloire et sa splendeur ;
Ce qu’il reste en ce jour de sa beauté passée
N’est qu’un lointain reflet de sa vieille grandeur.
Puis ce fut tout le Nord de l’Europe ignorée
Qui devint le séjour du savoir et des arts ;
C’est elle maintenant la première contrée,
Et les hommes sur elle attachent leurs regards.
Jusqu’à quand ? — Nul ne sait. Il est un Nouveau Monde
Au-delà des grands flots qui s’accroît jour par jour ;
Sa frontière est immense et sa terre est féconde,
L’Amérique, peut-être, aura demain son tour.
Puis elle passera. — Quelle terre lointaine
Recevra le dépôt par d’autres égaré ?
Dans quelle région, chez quelle race humaine
Luiront encor les feux de ce flambeau sacré ?
Oui ! dans quelque mille ans, dans moins longtemps peut-être,
Où seront nos palais, nos empires, nos lois ? —
Le Temps, ce niveleur farouche, ce grand maître,
Aura tout transformé pour la centième fois.
Et nos belles cités dont nous nous faisons gloire,
Où devaient à toujours se succéder nos fils,
Ne seront plus qu’un rêve à la triste mémoire,
Comme vous, ô Ninive, ô Thèbes, ô Memphis !
Bevaix, 28 août 1882
Alice de chambrier
La poésie se fait dans un lit
La poésie se fait dans un lit comme l’amour
Ses draps défaits sont l’aurore des choses
La poésie se fait dans les bois
André Breton
Suzanne
Que nos cuisses enlacées
Que nos cuisses enlacées
L’odeur de nos corps sans honte
Nos bouches infatiguées
Et nos sexes qui s’affrontent
Mes seins
Ton membre dressé
A l’amour qui nous harcèle
Nos sanglots entrecoupés
Que la jouissance appelle
Notre désir épuisé
Qui revit sous nos caresses
Nos chairs
Émues de baisers
Que des doigts plus fiévreux pressent
Nos ventres
Enfin soudés à l’aube conceptionnelle
Fassent de ces nuits passées
Un chant de rut
Éternel.
Simonne Michel Azais
Étreindre l'être aimé, longuement
Étreindre l'être aimé, longuement, doucement, tendrement, follement, le caresser à l'en user, l'empoigner violemment, comme on pille, puis, l'enfourcher, le creuser, puis passionnément le respirer, le boire, puis l'enlacer encore, le traverser et le retraverser, jusqu'à se fondre, jusqu'à se perdre en lui, jusqu'à mourir en lui au milieu de ses bras, n'est ce pas là, purement et simplement, la merveille des merveilles ?
— Lydie Salvayre, Petit traité d'éducation lubrique
Combien de nuits
Combien de nuits dois-je blanchir
Pour forger un jour,
Un tel jour,
Que nous avions passé ensemble.
Givi Alkhazichvili
La Piece d'eau (Nievre)
L'arbre rouge
Sur l’arbre rouge, as-tu vu
le corbeau noir?
L’as-tu entendu ?
En claquant du bec, il a dit
que tout est fini,
les fossés sont froids,
la terre est mouillée. Nous n’irons plus rire et nous cacher,
dans la bonne chaleur du blé.
Le corbeau noir a dit cela,
en passant,
dans l’arbre rouge, couleur de sang.
Marguerite Burnat-Provins
Nommer un objet
Nommer un objet, c'est supprimer trois quarts de la puissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve.
Stéphane Mallarmé