Coups de cœur
Je mettrai mes deux mains sur ma bouche
Je mettrai mes deux mains sur ma bouche, pour taire
Ce que je voudrais tant vous dire, âme bien chère!
Je mettrai mes deux mains sur mes yeux, pour cacher
Ce que je voudrais tant que pourtant vous cherchiez.
Je mettrai mes deux mains sur mon coeur, chère vie,
Pour que vous ignoriez de quel coeur je vous prie!
Et puis je les mettrai doucement dans vos mains,
Ces deux mains-ci qui meurent d’un fatigant chagrin!...
Elles iront à vous pleines de leur faiblesse,
Toutes silencieuses et même sans caresse,
Lasses d’avoir porté tout le poids d’un secret
Dont ma bouche et mes yeux et mon front parleraient.
Marie Closset
La poésie peut plaire
La poésie peut plaire encore, mais le combat , lorsque la vie est l'enjeu,
ne se livre qu'en prose.
Czeslaw Milosz
L'arbre
Quand ma porte est fermée, que ma lampe est éteinte
et que je reste enveloppée dans l’haleine du crépuscule,
je sens bouger tout autour de moi
des branches, les branches d’un arbre.
Dans ma chambre que nulle autre n’habite,
l’arbre étend une ombre douce comme un voile.
Il vit silencieux, il croît sans doute,
il devient ce que veut un inconnu.
Une puissance spirituelle, une puissance secrète
a mis sa volonté dans les racines cachées de cet arbre.
Parfois, j’ai peur, je demande anxieusement :
Sommes-nous si sûrement amis ?
Mais il vit calmement, il pousse tranquille,
je ne sais vers où il tend, vers où il veut aller.
Il est doux et magique d’habiter si près
de quelqu’un que l’on ne connaît pas…
Karin Boye
Sans titre
Le concert à la gare
L’air est irrespirable, et le ciel grouille de vers,
Et pas une seule étoile ne parle,
Mais Dieu peut voir la musique au-dessus de nos têtes,
La gare vibre du chant des Muses,
Et de nouveau fusionne l’air des violons,
Que déchire le sifflement des locomotives.
Immense jardin. Globe vitré de la gare.
Un monde de fer à nouveau sous le charme.
Vers le bruyant festin de l’Élysée embrumé
Se transporte le wagon avec solennité.
Un cri de paon, le grondement d’un piano –
Je suis arrivé trop tard. J’ai peur. C’est un rêve.
Et j’entre dans la forêt de verre de la gare,
La formation des violons pleure, en plein désarroi.
Âpre commencement du chœur nocturne,
Odeur de roses dans les serres en décomposition
Où passa la nuit, sous le ciel de verre,
Une ombre chère, au sein des foules nomades.
Et j’en ai la vision : plongé dans la musique et l’écume,
Le monde de fer tremble, si misérable.
Je m’appuie contre le verre de l’entrée.
La vapeur brûlante aveugle la prunelle des archets.
Où vas-tu donc ? Au banquet funèbre de l’ombre chérie,
Pour la dernière fois la musique aura pour nous retenti.
1921
Ossip Mandelstam
Traduction de Michel Tessier
Rainer
Rainer, si je veux aller à toi, c'est aussi pour ma nouvelle moi, qui ne saurait naître qu'avec toi, en toi. Et alors,Rainer (Rainer, le leitmotiv de ma lettre), je veux dormir avec toi, m'endormir et dormir avec toi. Cette merveilleuse expression populaire, comme elle est vraie, profonde, sans équivoque, comme elle dit bien ce qu'elle dit. Simplement dormir. Rien de plus. Si pourtant : enfouir ma tête dans ton épaule gauche, passer mon bras sur ton épaule droite - rien de plus. Si pourtant : savoir, jusqu'au plus profond du sommeil, que c'est toi. Et encore : comment ton coeur sonne. Et - baiser ton coeur. […]”
Lettre de Marina Tsvetaïeva à Rainer Maria Rilke - Saint Gilles sur Vie, le 2 août 1926
Aux matins d’eau morte
Aux matins d’eau morte
châssis d’abîme aux labours des mois et des amours
sous les paupières du demi-sommeil
j’entends ton souffle pénétrer la lumière
Le printemps rose et suant
monte des forêts
L’été chauffé à blanc
Octobre dans son sang
et ses écorces vermoulues
L’hiver avec le rythme sourd de l’espace
Mesures du temps et toi dans l’ardente substance
Tout un voyage est resté en nous
et notre rêve dérive
vers le reste du monde
Marie Uguay
Elegie opus3 N°1
La chanson de Daphnis
Je ne sais plus si l’air est tendre, si le jour
Est luisant, le sel vif, la cannelle odorante,
Mon âme en toute chose est désormais errante
Sauf en la certitude heureuse de l’amour.
— Quand pour prendre un citron, tu courbes une branche
Et te hausses un peu aux pierres du chemin,
Je ne vois le fruit d’or que si je vois ta main,
Et la couleur du jour que par ta jambe blanche.
Je sais que rien n’existe où ne sont pas mêlés
Ton désir et le mien asservis et farouches,
Et je n’ai soif de l’eau que si tu mets ta bouche
Au bord du beau ruisseau plein de cailloux roulés.
Je ne crois pas au temps, au soleil, aux orages,
Je ne crois qu’à l’amour triste et doux seulement.
— C’est le jour quand tu ris, et la nuit quand tu mens,
Et l’infini s’épuise au lac des deux visages
Quand mon tourment avide aspire ton tourment…
Anna de Noailles