Archiviste du vent
Le vent seul
Fait ce qu’il est
Ce qu’il veut
Le vent qui fait commerce à la criée
D’herbes noires
Et de pierres brûlées
Paul Vincensini
Coups de cœur
Le vent seul
Fait ce qu’il est
Ce qu’il veut
Le vent qui fait commerce à la criée
D’herbes noires
Et de pierres brûlées
Paul Vincensini
Un pétale, une fleur, une tige
est coupée
Une goutte d’un bout
à l’autre se brise
Comme l’appel d’un feu
qui ne s’éteint jamais
Comme le son d’un regard
aux lignes élastiques
Une géométrie variable
un océan de paix
qui cicatrise
qui traverse la vague au détour des récifs
et tout explose et ils me disent :
“Reviens !”
Winston Perez,
Adieu tristesse
Bonjour tristesse
Tu es inscrite dans les lignes du plafond
Tu es inscrite dans les yeux que j'aime
Tu n'es pas tout à fait la misère
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire
Bonjour tristesse
Amour des corps aimables
Puissance de l'amour dont l'amabilité surgit
Comme un monstre sans corps
Tête désappointée
Tristesse beau visage.
Paul Eluard
il est assis
il a les genoux pliés
il voit le monde
il voit des fleurs de trèfle blanches
il voit un toit de tuiles rouges
il voit un carré de ciel gris
il ne voit pas le monde
il est le monde à lui tout seul
il peut changer de place
il peut se lever
il pourrait s’éloigner de sa table
il irait dans la cuisine
parmi les couteaux métalliques
parmi les fourchettes acérées
parmi les casseroles bouillantes
il se couperait une tranche de monde
il mordrait dans le monde à belles dents
ici il voit le monde avec les doigts
il compte le monde sur un clavier
il écrit une partition
la partition s’appelle le monde
c’est une partition en sol mineur
en ciel majeur en tuiles diésées
en trèfle blanc
en genoux pliés
les touches du clavier sont noires
ne touchez pas aux touches s’il vous plaît
le poème est assis
le poème est en train de s’écrire
il est interdit de parler au poème
do not disturb
non ce n’est pas de l’anglais
le poème est écrit en français
le clavier est fabriqué en Allemagne
made in germany
c’est un clavier adler
mais le poème est français
cela se reconnaît
à la façon dont le poème est assis
le poème n’est pas assis sur le monde
le poème est assis dans son fauteuil
on voit le fauteuil
on voit un coin de monde
mais on voit aussi le fauteuil
on voit surtout le fauteuil
c’est un « cadot » picard
c’est un « cadot » traditionnel en paille tressée
c’est un « cadot » paysan
il n’y a plus de paysan
ceux qui restent préfèrent le formica
les statistiques sont formelles
les paysans d’aujourd’hui préfèrent le formica
une statistique n’est pas un poème
le poème est une fausse statistique
les statistiques sont une salle d’attente
les statistiques attendent qu’on les appelle
si personne ne les appelait les statistiques ne bougeraient pas
les statistiques ont besoin d’un docteur
attention le poème va se lever
les statistiques se soignent
attention le poème se lève
ne restez pas dans ses jambes
le poème est sorti
le poème laisse son fauteuil vide
à la place du poème on voit ce qu’il voyait
on voit des fleurs de trèfle blanches
on voit un toit de tuiles rouges
on voit un carré de ciel gris
on voit le monde
tout à coup on voit passer le poème
on le voit passer de sa place
de la place où il s’assied
il ne nous voit pas
il ne voit pas qu’on est assis à sa place
il ne voit pas qu’on le voit
le poème est dehors
le poème est derrière la vitre
on ne sait pas ce qu’il voit
on le saura à son retour
le poème revient
le poème ne s’éloigne pas
on ne connaît pas de poème qui soit jamais parti
définitivement
pour toujours
cela ferait un vide
le poème est domestique
le poème est sauvagement domestique
il ne tient pas en place
il tourne sur place
il tourne sur lui-même
attention le poème va rentrer
le poème rentre
il a l’air d’un poème qui a pris l’air
il est inspiré
il plie les genoux
il se carre dans son cadot
la paille crisse
il pose les doigts sur le clavier
on entend la musique des touches
c’est un ravissement
je ne connais rien de plus beau que la musique des touches
écoutez
Jacques Darras
J'ai peur de perdre la merveille
de tes yeux de statue, et l'accent
que, pendant la nuit, pose sur ma joue
la rose solitaire de ton haleine.
J'ai peine à n'être en cette rive
qu'un tronc sans branches; et ce qui me désole
est de ne pas avoir la fleur, pulpe ou argile,
pour le ver de ma souffrance.
Et si toi tu es mon trésor occulte,
si tu es ma croix, ma douleur mouillée,
si je suis le chien de ton domaine,
ne me laisse perdre ce que j'ai gagné
et décore les eaux de ton fleuve
avec des feuilles de mon automne désolé.
Federico Garcia Lorca
Tengo miedo a perder la maravilla
de tus ojos de estatua, y el acento
que de noche me pone en la mejilla
la solitaria rosa de tu aliento.
Tengo pena de ser en esta orilla
tronco sin ramas; y lo que más siento
es no tener la flor, pulpa o arcilla,
para el gusano de mi sufrimiento.
Si tú eres el tesoro oculto mío,
si eres mi cruz y mi dolor mojado,
si soy el perro de tu señorìo,
no me dejes perder lo que he ganado
y decora las aguas de tu río
con hojas de mi otoño enajenado.
L’ombre d’un homme est tapie sur les marches :
elle est gravée dans la pierre, — à tout jamais.
Elle fut inscrite là par le maître atome !
Ainsi qu’un chien hurle à la mort
ainsi le souvenir aboie entre les murs,
hurle vers une tour noire, triste et brûlée…
L’homme est mort mais l’ombre crie :
« où donc est celui-ci que je fus ? Qui l’a tué ? »
Les ruines font silence. Un fil de fer s’accroche
à un cerisier qui honore ses fleurs.
Le printemps, jambes brisées,
hors des gravats veut s’élancer.
Hiroshima ! Oh ! beaux seins de femmes, brûlés
au cœur des flammes, saignants !
Tes enfants sont orphelins…
L’ombre crie : « Où sont-ils, qui furent sans pitié ?
où sont-ils, qui descendirent avec des torches aveuglantes,
et détruisirent berceaux, lèvres, proches et parents ? »
Hiroshima ! L’ombre d’un homme est tapie
sur une roche. À tout jamais, gravée dans la pierre !
La feuille pousse, ensuite tombe de l’arbre ;
L’ombre, seule, ne peut se détacher.
Elle demeure. Elle ne s’accoutume pas à cette absence
d’homme, parmi les ruines informes…
« Es-tu mon homme ? » — demande-t-elle
à tous ceux qui passent auprès d’elle,
et tous de répondre, assombris :
« non ! non ! ce n’est pas moi, pauvre ombre… »
Et l’ombre contemple, contemple toujours,
ceux qui passent auprès d’elle…
Et passent les passants, avec leur ombre,
l’un vite, l’autre lentement.
L’ombre, seule, demeure, n’a aucune hâte.
Voyez ! Elle n’a pas d’homme qui l’emmène au travail…
Puis, de tous ces vivants, aucun, sous le soleil,
ne passe sans une ombre !
L’ombre demeure au poste, sentinelle.
Elle veille, à tout jamais,
afin que ne revienne pas ce qui a été,
afin que plus jamais ne s’abatte l’orage,
afin que la flamme nucléaire ne consume pas
le printemps de l’humanité.
Mihai Beniuc
De quoi souffres-tu ?
Comme si s’éveillait dans la maison sans bruit l’ascendant d’un visage qu’un aigre miroir semblait avoir figé.Comme si la haute lampe et son éclat abaissé sur une assiette aveugle, tu soulevais vers ta gorge serrée la table ancienne avec ses fruits.
Comme si tu revivais tes fugues dans la vapeur du matin à la rencontre de la révolte tant chérie, elle qui su, mieux que toute tendresse, te secourir et t’élever.
Comme si tu condamnais, tandis que ton amour dort, le portail souverain et le chemin qui y conduit.
De quoi souffres-tu ?
De l’irréel intact dans le réel dévasté ?
De leurs détours aventurés, cerclés d’appel et de sang ?
De ce qui fut choisi et ne fut pas touché ?
De la rive du bon au rivage gagné ?
Du présent irréfléchi qui disparaît ?
D’une étoile qui s’est la folle, rapprochée et qui va mourir avant moi ?
René Char
La beauté viendra
Elle apparaîtra
Étincelante
Imprégnée
De l’essence des rêves
Et le Verbe te dictera
Le chant des étoiles
Francis Panigada
[...]
Au biseau des baisers
Les ans passent trop vite
Évite évite évite
Les souvenirs brisés
Ce quatrain qui t’a plu pour sa musique triste
Quand je te l’ai donné comme un trèfle fleuri
Stérilement dormait au fond de ma mémoire
Je le tire aujourd’hui de l’oublieuse armoire
Parce que lui du moins tu l’aimais comme on chante
‘Elsa je t’aime’ ô ma touchante ô ma méchante
Les ans passent trop vite
Au biseau des baisers
Évite évite évite
Les souvenirs brisés
Rengaine de cristal murmure monotone
Ce n’est jamais pour rien que l’air que l’on fredonne
Dit machinalement des mots comme des charmes
Un jour vient où les mots se modèlent aux larmes
Ah fermons ce volet qui bat sans qu’on l’écoute
Ce refrain d’eau tombe entre nous comme une goutte
Évite évite évite
Les souvenirs brisés
Au biseau des baisers
Les ans passent trop vite
Louis Aragon
De temps en temps il faut faire
une pause
s’observer soi-même
sans le plaisir intense quotidien
examiner le passé
rubrique par rubrique
étape par étape
carreau par carreau
et ne pas pleurer les mensonges
mais chanter les vérités.
De vez en cuando hay que hacer
una pausa
contemplarse a sí mismo
sin la fruición cotidiana
examinar el pasado
rubro por rubro
etapa por etapa
baldosa por baldosa
y no llorarse las mentiras
sino cantarse las verdades.
Mario Benedetti