Coups de cœur
Se voir le plus possible
Se voir le plus possible et s'aimer seulement,
Sans ruse et sans détours, sans honte ni mensonge,
Sans qu'un désir nous trompe, ou qu'un remords nous ronge,
Vivre à deux et donner son cœur à tout moment ;
Respecter sa pensée aussi loin qu'on y plonge,
Faire de son amour un jour au lieu d'un songe,
Et dans cette clarté respirer librement -
Ainsi respirait Laure et chantait son amant.
Vous dont chaque pas touche à la grâce suprême,
C’est vous, la tête en fleurs, qu'on croirait sans souci,
C'est vous qui me disiez qu'il faut aimer ainsi.
Et c'est moi, vieil enfant du doute et du blasphème,
Qui vous écoute, et pense, et vous réponds ceci :
Oui, l'on vit autrement, mais c'est ainsi qu'on aime.
Alfred de Musset
Le matin du départ
Le matin du départ, dans le petit salon [...], j’ai cru voir vos yeux fixés sur moi
se troubler et devenir humides. Cela vous faisait donc un peu de chagrin
de voir celui qui vous aime tant s’éloigner pour bien longtemps peut-être ?
Pour moi, j’étais navré, mais au milieu de tout ce monde,
je n’ai pu vous exprimer ma douleur profonde.
Oh ! pourquoi n’ai-je pas eu une demi-heure à moi
pour vous serrer contre mon cœur, pleurer dans votre sein,
et laisser mon âme entre vos douces lèvres, avec un long et suprême baiser ?
Théophile Gautier, lettre à Carlotta Grisi
Acte de foi
Elle croit des choses qu'on ne lui a jamais dites
Ni même murmurées à l'oreille
Des extravagances telles qu'on frissonne
Elle s'imagine tenir dans sa main droite
La terre ronde rude obscure
Comme une orange sanguine qui fuit
La vie y est douce et profonde
Hommes et femmes s'aiment à n'en plus finir
Quant à la joie des enfants elle claironne
Comme soleil à midi
Ni guerre ni deuil
Ce monde est sans défaut
Le chant profond qui s'en échappe
Ressemble aux grandes orgues
Des cathédrales englouties
Tout cela palpite dans sa main
Rayonne à perte de vue
Tant que le cœur verse sa lumière
Telle une lampe suspendue
Au-dessus des villes et des champs.
Anne Hébert
Herat
J'ai dit à mon cœur
J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
N'est-ce point assez d'aimer sa maîtresse ?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C'est perdre en désirs le temps du bonheur ?
Il m'a répondu : Ce n'est point assez,
Ce n'est point assez d'aimer sa maîtresse ;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
Nous rend doux et chers les plaisirs passés ?
J'ai dit à mon cœur, à mon faible cœur :
N'est-ce point assez de tant de tristesse ?
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse,
C'est à chaque pas trouver la douleur ?
Il m'a répondu : Ce n'est point assez,
Ce n'est point assez de tant de tristesse ;
Et ne vois-tu pas que changer sans cesse
Nous rend doux et chers les chagrins passés ?
Alfred de Musset
Comment la poésie peut-elle justifier son existence ?
Comment la poésie peut-elle justifier son existence et témoigner de sa noblesse
si elle ne se mêle pas aux combats de l'humanité ?
Maram Al-Masri
En toi, la terre / En ti, la tierra
PETITE
rose,
rose menue,
parfois,
minuscule et nue,
on dirait
que tu tiens
dans une seule de mes mains,
que je vais t’y emprisonner
et à ma bouche te porter,
mais
soudain
mes pieds touchent tes pieds et ma bouche tes lèvres,
tu as grandi,
tes épaules s’élèvent comme deux collines
et voici que tes seins se promènent sur ma poitrine,
mon bras parvient à peine à entourer la mince ligne,
le croissant de nouvelle lune de ta taille :
dans l’amour tu t’es déchaînée comme l’eau de la mer :
je mesure à peine les yeux les plus vastes du ciel
et je me penche sur ta bouche pour embrasser la terre.
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PEQUEÑA
rosa,
rosa pequeña,
a veces,
diminuta y desnuda,
parece
que en una mano mía
cabes,
que así voy a cerrarte
y a llevarte a mi boca,
pero
de pronto
mis pies tocan tus pies y mi boca tus labios,
has crecido,
suben tus hombros como dos colinas,
tus pechos se pasean por mi pecho,
mi brazo alcanza apenas a rodear la delgada
línea de luna nueva que tiene tu cintura:
en el amor como agua de mar te has desatado:
mido apenas los ojos más extensos del cielo
y me inclino a tu boca para besar la tierra.
Pablo Neruda
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Te Deum
Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne
Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,
Et que tu me parais, ornement de mes nuits,
Plus ironiquement accumuler les lieues
Qui séparent mes bras des immensités bleues.
Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,
Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,
Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !
Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle !
Charles Baudelaire