Coups de cœur
Tout semble libéré
Je regarde la nuit. Tout semble libéré,
L’esclavage du jour a détendu ses chaînes.
Au bas d’un noir coteau, par la lune nacré,
Un train lance des jets de sanglots effarés ;
Les parfums, emmêlés l’un à l’autre, s’entraînent.
Malgré l’infinité des temps incorporés,
Chaque nuit est intacte, hospitalière et neuve.
J’entends le sifflement d’un bateau sur le fleuve.
L’horloge d’un couvent, dans l’espace attentif,
Fait tinter douze coups insistants et plaintifs ;
Les parfums, dilatés, sur les brises tressaillent ;
D’un exaltant départ l’air est soudain empli.
De secrètes rumeurs circulent et m’assaillent…
— Hélas ! tendres appels, où voulez-vous que j’aille ?
Où mène le désir ? Quel rêve s’accomplit ?
Cessez de me héler, voix des divins minuits !
Je reste ; j’ai tout vu défaillir : je n’espère
Que la paix de ne plus rien vouloir sur la terre.
Je suis un compagnon harassé par le sort,
Et qui descend, courbé, la pente de la mort
Anna de Noailles
Tu venais frapper à ma porte
Tu venais frapper à ma porte, me retenais. On passait la journée à s'inviter.
Tu as très vite appris mon corps. Les coins où il fallait s’attarder. Tu y mettais beaucoup de soin, de patience, tu prenais ton temps. Tu ne pensais qu’à mon plaisir. Après seulement au tien. Tu étais un amant fin, distingué. Un amant absolument parfait.
À présent, je peux te l'avouer, avec toi, j'ai presque tout appris de la sensualité. Avec toi, j'ai grandi
Virginie Carton, Restons bons amants.
Vivantes
Vivantes émotions ! Enivrantes passions
De mon cœur qui se noie de joie ou de tristesse,
De colère ou de peur, qui jamais ne délaisse
Mon cerveau animé de chaque sensation.
Et me voilà vibrante et toute en réaction
Allant de la caresse au coup bas qui me blesse :
Vivantes émotions - vives contradictions -
Qui, de feu ou de peu, passant me bouleversent.
Ainsi donc je subis maintes agitations
De la noire détresse à la radieuse ivresse
Frustrée le plus souvent de trouver expression
Et finir qu’on acquiesce, à regret, disant : Est-ce
Vivantes émotions ? Navrante inspiration.
- Fabienne Passament
Three Pieces After Bach
Sonnet 43
Comment je t’aime? Laisse m’en compter les formes.
Je t’aime du fond, de l’ampleur, de la cime
De mon âme, quand elle aspire invisible
Aux fins de l’Être et de la Grâce parfaite.
Je t’aime au doux niveau quotidien du
Besoin, sous le soleil et la chandelle.
Je t’aime librement, comme on tend au Droit ;
Je t’aime purement, comme on fuit l’Éloge.
Je t’aime avec la passion dont j’usais
Dans la peine, et de ma confiance d’enfant.
Je t’aime d’un amour qui semblait perdu
Avec les miens – je t’aime de mon souffle
Rires, larmes, de ma vie! – et, si Dieu choisit,
Je t’aimerai plus encore dans la mort.
Elizabeth Barrett-Browning
La poésie est une éternelle jeunesse
La poésie est une éternelle jeunesse qui ranime le goût de vivre jusque dans le désespoir.
André Suarès
Nous dormirons ensemble
Que ce soit dimanche ou lundi
Soir ou matin minuit midi
Dans l'enfer ou le paradis
Les amours aux amours ressemblent
C'était hier que je t'ai dit
Nous dormirons ensemble
C'était hier et c'est demain
Je n'ai plus que toi de chemin
J'ai mis mon cœur entre tes mains
Avec le tien comme il va l'amble
Tout ce qu'il a de temps humain
Nous dormirons ensemble
Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J'ai refermé sur toi mes bras
Et tant je t'aime que j'en tremble
Aussi longtemps que tu voudras
Nous dormirons ensemble.
Louis Aragon
Rote Linie
Sonnet XIV
Tant que mes yeux pourront larmes épandre
A l'heur passé avec toi regretter :
Et qu'aux sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre :
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard Luth, pour tes grâces chanter :
Tant que l'esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toi comprendre :
Je ne souhaite encore point mourir.
Mais quand mes yeux je sentirai tarir,
Ma voix cassée, et ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d'amante :
Prierai la mort noircir mon plus clair jour.
*
Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l’heur passé avec toy regretter :
Et qu’aus sanglots et soupirs resister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre :
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignart Lut, pour tes graces chanter :
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toy comprendre :
Je ne souhaitte encore point mourir.
Mais quand mes yeus je sentiray tarir,
Ma voix cassee, et ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel sejour
Ne pouvant plus montrer signe d’amante :
Prirey la Mort noircir mon plus cler jour.
Louise Labé