Coups de cœur
Les Soeurs / The Sisters
Les sœurs glissent vers moi, main dans la main
Toutes deux semblables en beauté, je ne puis les distinguer
L’une de l’autre, non, je n’ai pas non plus le souhait de les distinguer
l’une de l’autre, savoir qu’elles viennent me suffit
Elles sourient à mon encontre, jusqu’à ce que, me souvenant de tout
L’amour qu’elles m’ont porté, et l’amour
Que je leur porte à toutes deux – séparé que je suis
D’une l’une comme de l’autre par le silence du tombeau –
Je ne sache laquelle des deux j’aime le plus.
– Lord Alfred Tennyson
The sisters glide about me hand in hand,
Both beautiful alike, nor can I tell
One from the other, no, nor care to tell
One from the other, only know they come,
They smile upon me, till, remembering all
The love they both have borne me, and the love
I bore them both – divided as I am
From either by the stillness of the grave –
I know not which of these I love the best.
Ils marchaient dans les herbes de la haute prairie
Ils marchaient dans les herbes de la haute prairie. Robert Jordan sentait
contre ses jambes le frottement des bruyères [...] et, dans sa main,
il sentait la main ferme et robuste de la jeune fille et leurs doigts mêlés.
De là, de la paume de cette main appuyée contre la paume de la sienne,
de leurs doigts entrelacés et du poignet qui touchait le sien,
quelque chose émanait, de cette main, de ces doigts et de ce poignet,
vers les siens, quelque chose d'aussi frais que le premier souffle
qui vient à vous sur la mer en ridant à peine sa surface miroitante,
d'aussi léger qu'une plume qui frôle votre lèvre ou qu'une feuille
qui tombe dans l'air immobile; une impression légère née du seul contact
de leurs doigts, mais qui s'exaltait, s'intensifiait tellement et devenait
si insistant, si aigu et si fort par la pression de leurs doigts, de leurs paumes
et de leurs poignets serrés l'un contre l'autre que le jeune homme
croyait sentir un courant lui monter le long du bras
et lui pénétrer le corps d'un poignant désir.
Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas
L'ardeur
Rire ou pleurer, mais que le coeur
Soit plein de parfums comme un vase,
Et contienne jusqu’à l’extase
La force vive ou la langueur.
Avoir la douleur ou la joie,
Pourvu que le coeur soit profond
Comme un arbre où des ailes font
Trembler le feuillage qui ploie ;
S’en aller pensant ou rêvant,
Mais que le coeur donne sa sève
Et que l’âme chante et se lève
Comme une vague dans le vent.
Que le coeur s’éclaire ou se voile,
Qu’il soit sombre ou vif tour à tour,
Mais que son ombre et que son jour
Aient le soleil ou les étoiles…
Anna de Noailles
Gavotte
Les Reflets
À André Gill.
Mon œil halluciné conserve en sa mémoire
Les reflets de la lune et des robes de moire,
Les reflets de la mer et ceux des cierges blancs
Qui brûlent pour les morts près des rideaux tremblants.
Oui, pour mon œil épris d’ombre et de rutilance,
Ils ont tant de souplesse et tant de nonchalance
Dans leur mystérieux et glissant va-et-vient,
Qu’après qu’ils ont passé mon regard s’en souvient.
Leur fascination m’est douce et coutumière :
Âmes de la clarté, soupirs de la lumière,
Ils imprègnent mon art de leur mysticité
Et filtrent comme un rêve en mon esprit hanté ;
Et j’aime ces baisers de la lueur qui rôde,
Qu’ils me viennent de l’onde ou bien de l’émeraude !
Maurice Rollinat
La poésie
c'est la fleur
qui parvient
à pousser
à travers
le béton…
Pâle saison
C’est bien l’automne qui revient
Va-t-on chanter
Mais plus personne
que moi
n’y tient
Je serai le dernier
Mais elle n’est pas si triste
qu’on l’avait dit
cette pâle saison
Un peu plus de mélancolie
Pour vous donner raison
La fumée interroge
Sera-ce lui ou toi
qui en ferez l’éloge
avant les premiers froids
Et moi j’attends
La dernière lumière
qui monte dans la nuit
Mais la terre descend
Et tout n’est pas fini
Une aile la supporte
Pendant tout ce temps
Avec toi j’irai a la fin du compte
Refermer la porte
S’il fait trop de vent
Pierre Reverdy
Turiya And Ramakrishna
Le poème de la femme
"Marbre de Paros
Un jour, au doux rêveur qui l'aime,
En train de montrer ses trésors,
Elle voulut lire un poème,
Le poème de son beau corps.
D'abord, superbe et triomphante
Elle vint en grand apparat,
Traînant avec des airs d'infante
Un flot de velours nacarat :
Telle qu'au rebord de sa loge
Elle brille aux Italiens,
Ecoutant passer son éloge
Dans les chants des musiciens.
Ensuite, en sa verve d'artiste,
Laissant tomber l'épais velours,
Dans un nuage de batiste
Elle ébaucha ses fiers contours.
Glissant de l'épaule à la hanche,
La chemise aux plis nonchalants,
Comme une tourterelle blanche
Vint s'abattre sur ses pieds blancs.
Pour Apelle ou pour Cléoméne,
Elle semblait, marbre de chair,
En Vénus Anadyomène
Poser nue au bord de la mer.
De grosses perles de Venise
Roulaient au lieu de gouttes d'eau,
Grains laiteux qu'un rayon irise,
Sur le frais satin de sa peau.
Oh ! quelles ravissantes choses,
Dans sa divine nudité,
Avec les strophes de ses poses,
Chantait cet hymne de beauté !
Comme les flots baisant le sable
Sous la lune aux tremblants rayons,
Sa grâce était intarissable
En molles ondulations.
Mais bientôt, lasse d'art antique,
De Phidias et de Vénus,
Dans une autre stance plastique
Elle groupe ses charmes nus.
Sur un tapis de Cachemire,
C'est la sultane du sérail,
Riant au miroir qui l'admire
Avec un rire de corail ;
La Géorgienne indolente,
Avec son souple narguilhé,
Etalant sa hanche opulente,
Un pied sous l'autre replié.
Et comme l'odalisque d'Ingres,
De ses reins cambrant les rondeurs,
En dépit des vertus malingres,
En dépit des maigres pudeurs !
Paresseuse odalisque, arrière !
Voici le tableau dans son jour,
Le diamant dans sa lumière ;
Voici la beauté dans l'amour !
Sa tête penche et se renverse ;
Haletante, dressant les seins,
Aux bras du rêve qui la berce,
Elle tombe sur ses coussins.
Ses paupières battent des ailes
Sur leurs globes d'argent bruni,
Et l'on voit monter ses prunelles
Dans la nacre de l'infini.
D'un linceul de point d'Angleterre
Que l'on recouvre sa beauté :
L'extase l'a prise à la terre ;
Elle est morte de volupté !
Que les violettes de Parme,
Au lieu des tristes fleurs des morts
Où chaque perle est une larme,
Pleurent en bouquets sur son corps !
Et que mollement on la pose
Sur son lit, tombeau blanc et doux,
Où le poète, à la nuit close,
Ira prier à deux genoux.
Théophile Gautier