Coups de cœur
The Wheel / La roue
Through winter-time we call on spring,
And through the spring on summer call,
And when abounding hedges ring
Declare that winter's best of all;
And after that there s nothing good
Because the spring-time has not come --
Nor know that what disturbs our blood
Is but its longing for the tomb.
William Butler Yeats
--
Pendant les heures d’hiver nous appelons le printemps,
Et pendant le printemps nous appelons l’été,
Et quand les abondantes haies retentissent
Nous déclarons que l’hiver est le meilleur de tous ;
Et après cela, il n y a rien de bon
Parce que le printemps ne vient pas –
Nous ne savons pas que ce qui perturbe notre sang
N’est que le désir de la tombe.
Traduction de Jacky Lavauzelle
J’aime ton visage
J’aime ton visage qui brouille les repères du cœur et les saisons de la tendresse — ton visage en désarroi, plus frais, plus emmêlé, plus trouble que les chantiers bousculés du dégel, pareil à la mue du ciel de juin et à l’alpage qui boit sa neige — ton front buté de voleuse de cerises, et ta bouche court bridée de jeune épouse — ton rire qui secoue toute la neige des jardins de mai, et ta voix sombrée de parterre nocturne — et, comme un creux d’eau de glacier au bord d’une joue de prairie neuve, le bleu durci de tes yeux de pensionnaire qui saute le mur du couvent.
Julien Gracq, Prose pour l’étrangère
Elbe
J’ai dit
Je te tu
Tu dis
Tu me moi
Je te tutoie
Tu me tutoies
Je me tais et tu t’es tue
Je tue l’autre en toi
Comme en moi tu tuas l’un
Je me tue si tu te tues
En te tuant tu me tues
Tu n’es plus toi tu es moi
Qui ne suis plus rien que toi
Une et un sont un
Il fait nuit en plein soleil
Pour mieux noyer l’indivis
Pour nous noyer tous deux
Dans un vaste lit d’eau bleue
Midi profondément noir
Claire mort
Précipite l’heure ardente
Au sablier inférieur
Engouffre notre bonheur
Sous le démesuré drap
Du temps qui ondule et brille
Devant ce point où nous sommes
Nus et joints
Confondus
Et qui tout nûment est
Le fond étroit d’une barque
Dérivant devant la belle
Ile d’Elbe.
André Pieyre de Mandiargues
Sonate en fa majeur op. 5 no. 4 (Allegro)
Puisque tout passe
Puisque tout passe, faisons
la mélodie passagère;
celle qui nous désaltère,
aura de nous raison.
Chantons ce qui nous quitte
avec amour et art;
soyons plus vite
que le rapide départ.
Rainer Maria Rilke
Je crois que la poésie
Je crois que la poésie est quelque chose qu'on sent, et si vous ne sentez pas la poésie, la beauté d'un texte, si un récit ne vous donne pas l'envie de savoir ce qui s'est passé ensuite, c'est que l'auteur n'a pas écrit pour vous.
Jorge Luis Borges
Coucher avec elle
Coucher avec elle
Pour le sommeil côte à côte
Pour les rêves parallèles
Pour la double respiration
Coucher avec elle
Pour l’ombre unique et surprenante
Pour la même chaleur
Pour la même solitude
Coucher avec elle
Pour l’aurore partagée
Pour le minuit identique
Pour les mêmes fantômes
Coucher coucher avec elle
Pour l’amour absolu
Pour le vice, pour le vice
Pour les baisers de toute espèce
Coucher avec elle
Pour un naufrage ineffable
Pour se prouver et prouver vraiment
Que jamais n’a pesé sur l’âme et le corps des amants
Le mensonge d’une tache originelle
Robert Desnos 1942
Clouds for Dima
Sonnet 12
Vu le soin ménager dont travaillé je suis,
Vu l’importun souci qui sans fin me tourmente,
Et vu tant de regrets desquels je me lamente,
Tu t’ébahis souvent comment chanter je puis.
Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi, Magny, je chante jours et nuits.
Ainsi chante l’ouvrier en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pèlerin regrettant sa maison,
Ainsi l’aventurier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.
Joachim du Bellay