Coups de cœur
Les deux vertiges
À travers le rideau d’une rose vapeur,
Mesure avec la sonde immense de la peur
Sous ses genoux tremblants la fuite de l’abîme
De ce besoin de voir téméraire victime,
Du haut de la raison je sonde avec stupeur
Le dessous infini de ce monde trompeur,
Et je traîne avec moi partout mon gouffre intime.
L’abîme est différent, mais pareil notre émoi :
Le grand vide, attirant le voyageur, l’étonne ;
Sollicité par Dieu, j’ai des éclairs d’effroi !
Mais lui, par son vertige il ne surprend personne :
On trouve naturel qu’il pâlisse et frissonne ;
Et moi, j’ai l’air d’un fou ; je ne sais pas pourquoi.
Sully Prudhomme
Son silence est le mien
Son silence est le mien. Ses yeux, les miens. C'est comme si elle me connaissait
depuis longtemps, comme si elle savait tout de mon enfance, veillait sur moi,
me devinant du plus près, bien que je la voie pour la première fois.
Je sentis que c'était elle ma femme.
Son teint pâle, ses yeux. Comme ils sont grands, ronds et noirs !
Ce sont mes yeux, mon âme.
Marc Chagall, Rencontre avec Bela
Le baiser
Le vent qui court, lissant les lames déferlées,
Sur tes lèvres sécha leur haleine salée,
Et ton baiser, ce soir, a le goût de la mer ;
Il me plaît d'en garder l'âpre saveur intacte,
Car l'amour, dont il inscrivit l'image exacte,
Serait moins pénétrant s'il n'était point amer.
Ta bouche, en le scellant d'une empreinte brûlante,
Semble asservir plus fort celle qui le reçut,
Celle-là dont le coeur ne t'aura point déçu,
Qui garde, obstinément tenace et patiente,
L'ardent et douloureux bonheur qu'elle a choisi
Et librement t'a dit : "Je t'aime et me voici."
Jane Perdriel-Vaissière
Bedroom Tit with Lamp
Haiku
Ne possédant rien
Comme mon coeur est léger
Comme l’air est frais
Kobayashi Issa
L'origine de la poésie
L'origine de la poésie se perd dans l'insondable abîme des âges
car l'homme naît poète, les enfants en témoignent.
Benjamin Péret
Lubies sentimentales
Son sourire est si mystérieux
Quand elle exorcise mes regrets
À l’heure où s’éteignent ses yeux
Chargés d’impalpables secrets
Ses lèvres aux discours silencieux
Ses larmes aux langueurs enfantines
Son regard inquiet qui s’émeut
D’un poème aux rimes androgynes
Dans le jasmin de ses cheveux
Où se dénouent mes doigts fébriles
Je m’enivre au voluptueux
Parfum de son âme indocile
Son rire agite les girandoles
D’un feu d’artifice étonnant
Mes lèvres sur les auréoles
De ses seins aux dessins troublants
Flamboyante ivresse de mes jours
Fulgurante astrée de mes nuits
Délicieuse hôtesse au long cours
Qui m’éclaire & qui m’éblouit
Déesse de mes gravures anciennes
Fille de mes équations païennes
Ange quantique & démon fatal
De mes lubies sentimentales
Lorsque son souffle accéléré
Me dévoile dans un murmure
Le charme des verbes oubliés
Sous les mailles de mon armure
Ses jeux inédits, ses baisers
Magnifient sa beauté rebelle
Quand elle pleure dans l’intimité
Souriante de ses dentelles
Flamboyante ivresse de mes jours
Fulgurante astrée de mes nuits
Délicieuse hôtesse au long cours
Qui m’éclaire & qui m’éblouit
Déesse de mes gravures anciennes
Fille de mes équations païennes
Ange quantique & démon fatal
De mes lubies sentimentales
Hubert-Félix Thiéfaine
Hommage à Charlie Chaplin
Madrigal
traduit de dessus un éventail de lady Hamilton
Le temps, implacable alchimiste, épuisera le chaud parfum du santal.
Mais ces mots, écrits sur votre éventail, subsisteront, et vous y trouverez
encore les immatériels parfums du souvenir.
Alors le tableau de votre éclatante jeunesse se déroulera dans votre mémoire.
Vous en serez éblouie et ravie, comme nous sommes éblouis et ravis quand vos
cheveux de cuivre se déroulent sur vos épaules.
Puis après, le temps un instant dompté, reprendra son œuvre dévorante, et votre
chair, aurore palpable, sera emportée tout à coup par la colère du sort ou de
l’homme; ou bien elle se desséchera lentement au vent de la vieillesse, pour se
dissoudre enfin dans la terre brune.
Cet éventail, aussi, vendu, acheté, revendu, sali dans les tiroirs, brisé par
les enfants, bibelot dédaigné des bric-à-brac, finira peut-être dans un clair
incendie, ou bien épave d’égouts, il descendra les rivières pour s’émietter,
pourri, dans la mer immense.
En attendant, gardez l’orgueil de votre chair couleur d’aurore, laissez
insolemment flamboyer vos cheveux, jouez avec la perverse toute-puissance de vos
yeux transparents.
Car vous êtes l’anneau actuel de la perpétuelle chaîne de beauté; car ce qui a
lui une fois, luit à jamais dans l’absolu; car, à la symphonie de votre vie, il
faut un sévère et grandiose accord final.
D’ailleurs ces mots qui parlent de vous, transmis de mémoire en mémoire, feront
sans cesse revivre la main souveraine qui a tenu cet éventail et la chair qu’il
a caressée de ses battements parfumés.
Charles Cros