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Coups de cœur
L'alphabet
Il gît au fond de quelque armoire,
Ce vieil alphabet tout jauni,
Ma première leçon d’histoire,
Mon premier pas vers l’infini.
Toute la genèse y figure ;
Le lion, l’ours et l’éléphant ;
Du monde la grandeur obscure
Y troublait mon âme d’enfant.
Sur chaque bête un mot énorme
Et d’un sens toujours inconnu,
Posait l’énigme de sa forme
À mon désespoir ingénu.
Ah ! Dans ce long apprentissage
La cause de mes pleurs, c’était
La lettre noire, et non l’image
Où la nature me tentait.
Sully Prudhomme, j'ignore tout de l'homme, je n'ai jamais rien lu d'autres de lui, uniquement ce poème :
Le poète est celui qui inspire
Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges blanches de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète, d'invoquer, mais d'inspirer. Tant de poèmes d'amour sans objet réuniront, un beau jour, des amants.
On rêve sur un poème comme on rêve sur un être. La compréhension, comme le désir, comme la haine, est faite de rapports entre la chose à comprendre et les autres, comprises ou incomprises.
C'est l'espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé, pour le poète, l'action de son imagination. Qu'il formule cet espoir ou ce désespoir et ses rapports avec le monde changeront immédiatement. Tout est au poète objet à sensations et, par conséquent, à sentiments. Tout le concret devient alors l'aliment de son imagination et l'espoir, le désespoir passent, avec les sensations et les sentiments, au concret.
Paul Eluard : L'Évidence poétique (1939).
Commune présence
tu es pressé d'écrire
comme si tu étais en retard sur la vie
s'il en est ainsi fais cortège à tes sources
hâte-toi
hâte-toi de transmettre
ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance
effectivement tu es en retard sur la vie
la vie inexprimable
la seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir
celle qui t'es refusée chaque jour par les êtres et par les choses
dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
au bout de combats sans merci
hors d'elle tout n'est qu'agonie soumise fin grossière
si tu rencontres la mort durant ton labeur
reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride
en t'inclinant
si tu veux rire
offre ta soumission
jamais tes armes
tu as été créé pour des moments peu communs
modifie-toi disparais sans regret
au gré de la rigueur suave
quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
sans interruption
sans égarement
essaime la poussière
nul ne décèlera votre union.
René Char
New York City, USA. 1955
Sur un chapelet de roses du Bembe
Tu m’as fait un chapeau de roses
Qui semblent tes deux lèvres closes,
Et de lis fraîchement cueillis
Qui semblent tes beaux doigts polis,
Les liant d’un fil d’or ensemble,
Qui à tes blonds cheveux ressemble.
Mais si, jeune, tu entendais
L’ouvrage qu’ont tissu tes doigts,
Tu ferais, peut être, plus sage
A prévoir, ton futur dommage.
Ces roses plus ne rougiront,
Et ces lis plus ne blanchiront
La fleur des ans, qui peu séjourne,
S’en fuit, et jamais ne retourne,
Et le fil te montre combien
La vie est un fragile bien.
Pourquoi donc m’es tu si rebelle ?
Mais pourquoi t’es tu si cruelle ?
Si tu n’as point pitié de moi,
Aie au moins pitié de toi.
Joachim du Bellay
Fais moi l'amour
Fais moi l'amour, mon amour. Fais moi l'amour comme tu n'as jamais aimé, comme tu n'as jamais désiré personne. Fais moi l'amour à en perdre la tête, à ne plus sentir mon corps, fais moi oublier qu'il y a eu un hier et qu'il y aura un demain.
Fais que je m'agrippe ce drap comme je m'accrocherais au peu de conscience qu'il me reste. Fais moi l'amour, oublier mon nom et crier le tiens, fais le sans relâche et fais moi perdre tous mes sens. Fais moi sentir la tendresse et la passion, la douleur et l'acharnement, toutes ces choses qui font l'amour, le notre.
Agrippe toi à moi, brutalise moi, regarde dans mes yeux et embrasse moi, cajole moi, murmure mon nom dans le creux de mon coup, donne moi tout ce que tu es et ce que tu as. Parce que dans cet instant où tu es en moi, mon amour, l'univers tout entier n'est qu'amour pour toi.
Fais moi l'amour encore, ne t'arrêtes jamais de le faire. Un jour peut-être que l'on mourra de plaisir, de bonheur, sûrement des deux. Mais j'aimerai cette mort là, mon amour, sois-en sûr.
Alix Rousselet
Regarder
Avant de regarder
Par la fenêtre ouverte,
Je ne sais pas
Ce que ce sera.
Ce n'est pas
Que ce soit la première fois.
Depuis des années
Je recommence
Au même endroit,
Par la même fenêtre.
Pourtant je ne sais pas
Ce que mon regard, ce soir,
Va choisir dans cette masse de choses
Qui est là,
Dehors.
Ce qu'il va retenir
Pour son bien-être.
Il peut aller loin.
Peu de couleurs.
Peu de courbes.
Beaucoup de lignes.
Des formes,
Accumulées
Par des générations.
Je laisse à mon regard
Beaucoup de temps,
Tout le temps qu'il faut.
Je ne le dirige pas.
Pas exprès.
J'espère que ce soir
Il va trouver de quoi :
Par exemple
Un toit, du ciel.
Et que je vais pouvoir
Agréer ce qu'il a choisi,
L'accueillir en moi,
Le garder longtemps.
Pour la gloire
De la journée.
Eugène Guillevic
Because
Une statue (soldat)
Au carrefour des abattoirs et des casernes,
Il apparaît, foudroyant et vermeil,
Le sabre en bel éclair sous le soleil.
Masque d’airain, casque et panache d’or ;
Et l’horizon, là-bas, où le combat se tord,
Devant ses yeux hallucinés de gloire !
Un élan fou, un bond brutal
Jette en avant son geste et son cheval
Vers la victoire.
Il est volant comme une flamme,
Ici, plus loin, au bout du monde,
Qui le redoute et qui l’acclame.
Il entraîne, pour qu’en son rêve ils se confondent,
Dieu, son peuple, ses soldats ivres ;
Les astres mêmes semblent suivre,
Si bien que ceux
Qui se liguent pour le maudire
Restent béants : et son vertige emplit leurs yeux.
Il est de calcul froid, mais de force soudaine :
Des fers de volonté barricadent le seuil
Infrangible de son orgueil.
Il croit en lui — et qu’importe le reste !
Pleurs, cris, affres et noire et formidable fête,
Avec lesquels l’histoire est faite.
Il est la mort fastueuse et lyrique,
Montrée, ainsi qu’une conquête,
Au bout d’une existence en or et en tempête.
Il ne regrette rien de ce qu’il accomplit,
Sinon que les ans brefs aillent trop vite
Et que la terre immense soit petite.
Il est l’idole et le fléau :
Le vent qui souffle autour de son front clair
Toucha celui des Dieux armés d’éclairs.
Il sent qu’il passe en rouge orage et que sa destinée
Est de tomber en brusque écroulement,
Le jour où son étoile étrange et effrénée,
Cristal rouge, se cassera au firmament.
Au carrefour des abattoirs et des casernes,
Il apparaît, foudroyant et vermeil,
Le sabre en bel éclair dans le soleil.
Emile Verhaeren