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Coups de cœur
Aimer Paris
Artiste, désormais tu veux peindre la Vie
Moderne, frémissante, avide, inassouvie,
Belle de douleur calme et de sévérité;
Car ton esprit sincère a soif de vérité.
Vois, comme une forêt d’arbres, la ville immense
Murmure sous l’orage et le vent en démence;
Ses entassements noirs de toits et de maisons
Ont le charme effrayant des larges frondaisons.
Aime ses bruits, ses voix, ses rires, son tumulte,
Ses monuments qu’en vain le Temps railleur insulte,
Ses marchés, ses jardins; aime ses pauvres cieux
Toujours mornes, d’un gris terne et délicieux.
Surtout, n’imite pas Hamlet; sans épigramme
Et d’un cœur chaleureux, aime l’Homme et la Femme.
La Femme surtout! Suis de l’œil ces bataillons
De gamines qui vont, blanches sous les haillons,
Et qui, montrant leurs dents, croquent de jaunes pommes
De terre frites, sous l’œil allumé des hommes !
Peins la svelte maigreur aux méplats séduisants
Et la gracilité des filles de seize ans;
Va, ne dédaigne rien, ni la bourgeoise obèse
Ni la duchesse au front d’or que le zéphyr baise,
Ni la pierreuse, proie offerte au noir filou,
Qui peigne ses cheveux lourds avec un vieux clou,
Ni la bonne admirant, parmi la transparence
Des bassins, le reflet d’un pantalon garance,
Ni la vieille qui, pour implorer un secours,
Se coiffe d’un madras et chante dans les cours,
Ni ces filles de joie aux tragiques allures
Offrant au vent furtif leurs roses chevelures,
Et poursuivant, les soirs, leur patient calcul
Devant les Nouveautés et le café Méhul,
Catins dont les satins, sans jamais faire halte,
Comme des serpents noirs se traînent sur l’asphalte!
Regarde l’Homme aussi! Peins tous les noirs troupeaux
Des hommes, sénateurs on bien marchands de peaux
De lapins; droit, bossu, formidable ou bancroche,
Vois l’Homme, vois-le bien, de d’Arthez à Gavroche !
L’homme actuel, sublime à la fois et mesquin,
Est vêtu d’un complet, comme un Américain;
Mais tel qu’il est, ce pitre, épris de Navarette,
Qui dans ses doigts pâlis roule une cigarette,
Lit dans les astres noirs d’un oeil terrible et sûr,
Voleur divin, saisit Isis en plein azur,
Pose un baiser brutal sur ses yeux pleins d’étoiles,
D’un ongle furieux déchire tous ses voiles,
Comme un fer rouge met la lèvre sur son col
Et la contemple, et pâle encor de son viol,
A ses pieds gémissant une plainte ingénue
Regarde la Nature échevelée et nue.
Oui, l’Homme, vois-le bien, tire parti de tout !
Il est beau, l’orateur farouche, qui debout,
Du Progrès fugitif embrassant la chimère,
Parle et courbe les fronts sous sa parole amère;
Mais le vieux chiffonnier, qui sous le ciel changeant
Montre son crochet noir et sa barbe d’argent,
Près de la verte Seine a des beautés de Fleuve.
Et c’est un beau modèle, avec sa blouse neuve,
Que l’Alphonse blêmi, fashionable et vainqueur,
Dont la cravate rose et les accroche-cœur
Font fanatisme, et qui, doux jeune homme de joie,
Tortille crânement sa casquette de soie.
Oh! ne dédaigne rien dans ta ville! Chéris
Les parcs éblouissants, ces jardins de Paris
Où pour nous réjouir, en leurs apothéoses
Brillent les cœurs sanglants et fulgurants des roses;
Mais, artiste, aime aussi les pauvres talus des
Fortifications, où sous le triste dais
Du ciel gris, l’herbe jaune et sèche qui se pèle
Semble un front dévoré par un érésipèle;
Car c’est là que, toujours las de voir empirer
Son destin, l’ouvrier captif vient respirer
Et que la jeune fille heureuse, en mince robe,
Laissant errer son clair sourire, où se dérobe
Quelque rêve secret de ménage et d’amour,
Avec ses yeux brûlants vient boire un peu de jour !
10 avril 1879.
Théodore de Banville
Oui, j’avais envie de ces vieillards
Oui, j’avais envie de ces vieillards !
J’avais envie de les contempler dans leur nudité intime et humaine, dans leur pudeur, leur impudeur, leur fierté ou leur gêne, de les voir se déshabiller et, tombant le masque du vêtement, dévoiler sans complaisance la dense vérité de leur chair.
J’avais envie de savourer leur abandon, leur tassement, leur dérive, ou au contraire la force nerveuse qui les redressait, puissants et noueux comme des arbres tordus par le vent.
Emmanuelle Pol, L'atelier de la chair
Un amour au-delà de l’amour
Un amour au-delà de l’amour,
plus haut que le rite du lien,
au-delà du jeu sinistre
de la solitude et de la compagnie.
Un amour qui n’ait pas à revenir,
mais non plus à s’en aller.
Un amour non soumis
aux frénésies d’aller et venir,
d’être éveillés ou endormis,
d’appeler ou de se taire.
Un amour pour être ensemble
ou pour ne l’être pas,
mais aussi pour tous les états intermédiaires.
Un amour qui serait comme ouvrir les yeux,
Et peut-être aussi comme les fermer.
Roberto Juarroz
Composition 35
Les roses
À Manon
De ta bouche, rose vermeille,
Lorsque ta langue sort, pareille
Au dard enivré d’une abeille,
Le cœur ouvre l’aile, et s’éveille.
Mais le sang court à flots troublants,
Quand l’essaim des baisers brûlants
Sur tes seins, coteaux ronds et blancs,
Mouille et mord tes boutons tremblants.
Une ardente et mystique rose
Que le feu de jeunesse arrose,
Tressaille et jamais ne repose
Sous les touffes d’un frais bosquet…
Que ne puis-je, en ton lit coquet,
Des trois roses faire un bouquet !
Henri Cantel
Ce point sur la carte
Ce point sur la carte
Cette tache noire au centre de l'Europe
cette tache rouge
cette tache de jeu cette tache de suie
cette tache de sang cette tache de cendres
pour des millions
un lieu sans nom.
De tous les pays d'Europe
de tous les points de l'horizon
les trains convergeaient
vers l'in-nommé
chargés de millions d'êtres
qui étaient versés là sans savoir où c'était
versés avec leur vie
avec leurs souvenirs
avec leurs petits maux
et leur grand étonnement
avec leur regard qui interrogeait
et qui n'y a vu que du feu,
qui ont brûlé là sans savoir où ils étaient.
Aujourd'hui on sait
Depuis quelques années on sait
On sait que ce point sur la carte
c'est Auschwitz
On sait cela
Et pour le reste on croit savoir
Charlotte Delbo
Le temps est venu
Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu’ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune.
Paul Éluard, L’Evidence poétique, 1916.
Mi paventi il figlio indegno
Chanson du temps opportun
Le Temps, de ses pipeaux, tire de clairs accords,
Bondissez au soleil, les âmes et les corps,
Par les chemins poudreux et la verdure épaisse
Épuisez les plaisirs, c’est la seule sagesse :
Prenez-vous, quittez-vous, cherchez-vous tour à tour,
Il n’est rien de réel que le rêve et l’amour.
Sur la terre indigente où tant d’ombre s’éploie
Ayez souci d’un peu de justice et de joie.
Retenez, du savoir, ce qu’il faut au bonheur :
On est assez profond pour le jour où l’on meurt.
Vivez ; ayez l’amour, la colère et l’envie,
Pauvres êtres vivants, il n’est rien que la vie.
Anna de Noailles